Les Aguilar - Chapitre 9 – Les racines nouvelles

 


Le temps passa, lentement, comme un souffle chaud venu de la mer.
Les années 1850 s’ouvraient sur un ciel d’azur et des rues toujours plus animées. Alger grandissait : les façades se blanchissaient, les marchés s’étendaient, les cris se mêlaient en mille langues.

Dans ce tumulte, la famille Aguilar s’était enracinée.
Maria Antonia, Jean-Benoît et leur petite fille vivaient non loin du port, tandis que José et Rita Ferrando avaient trouvé un logement plus haut, vers la rue du Divan.
Là, la lumière frappait fort, et l’odeur du pain chaud se mêlait à celle du bois brûlé.


Un matin, José ferma la porte doucement pour ne pas réveiller ses enfants. Trois petits maintenant : José, Manuel et la petite Francisca.
Rita dormait encore, un bras passé sur le berceau.

Il descendit dans la rue, le chapeau à la main.
Les cloches de la cathédrale Saint-Philippe sonnaient l’angélus. En contrebas, la mer étincelait.
« Buenos días, Don José ! » lança le voisin, un menuisier maltais.
« Buenos días, amigo ! Le travail ne manque pas aujourd’hui. »

José travaillait à présent pour les entrepôts du port. Il portait, chargeait, réparait, tout ce qu’on lui demandait.
Le soir, ses mains étaient noircies, son dos brisé, mais son regard restait calme. Il n’avait jamais cherché à être riche, seulement à bâtir un foyer solide, une famille qui ne connaîtrait plus l’errance.


Le dimanche, la maison des Aguilar s’emplissait de vie.
Maria Antonia arrivait la première, tenant sa fille par la main. Josefa, vieillissante, s’asseyait dans un coin, le visage ridé par le soleil d’Alger, mais le regard encore vif.

Les enfants couraient partout, mêlant les langues comme des oiseaux :
« No corras, José ! » cria Rita.
« Assieds-toi, Francisca ! » répondait Maria, riant.

Les voix s’entremêlaient : espagnol, français, quelques mots d’arabe appris dans la rue.
« On parle comme les murs ici, » disait José. « Un peu de tout, un peu de rien. »
Jean-Benoît acquiesçait :
« C’est peut-être ça, être d’ici : ne plus savoir d’où l’on vient, mais continuer à aimer. »


Un soir, après le repas, José resta seul sur la terrasse. La ville en contrebas brillait de mille lumières, et les échos du port montaient dans l’air chaud.
Maria le rejoignit.
« Tu penses encore à Murla ? »
« Parfois. Je me demande si quelqu’un se souvient encore de nous, là-bas. »
Elle posa une main sur son bras.
« Toi, tu as fait plus que partir : tu as planté ici nos racines. Tes enfants sont la preuve que père avait raison de croire à l’avenir. »

Il sourit, regardant les toits blancs d’Alger.
« Peut-être… Peut-être que le nom des Aguilar continuera ici, sous ce ciel. »

La petite Francisca éclata de rire derrière eux, poursuivant un papillon dans la cour.
La vie reprenait, simple et lumineuse.


Quelques années plus tard, Josefa s’éteignit doucement, un matin de printemps.
Autour d’elle, Maria et José récitaient des prières à voix basse.
« No lloréis… » murmura-t-elle. « Je pars tranquille. Vous avez fait de cette terre votre maison. »

Quand le soleil se leva sur la baie, Maria prit la main de son frère.
« On a réussi, José. Tu le sais, n’est-ce pas ? »
Il hocha la tête, les yeux embués.
« Oui. Mais parfois, j’entends encore la voix du père… là-bas, dans le vent. »

Ils restèrent silencieux.
Dehors, un navire levait l’ancre, son sifflement se mêlant au cri des mouettes.
Le temps de l’exil était passé.
Les racines nouvelles des Aguilar plongeaient désormais dans la terre d’Algérie — profondes, solides, vivantes.

Et nul ne pouvait deviner alors que, bien des générations plus tard, un descendant chercherait leur trace, pour leur redonner la parole.

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