Meriem - Chapitre 5 — Le dernier hiver
Alger, 1900.
La lumière y était plus blanche qu’à Mostaganem, presque crue, comme si le soleil voulait tout révéler.
Meriem habitait désormais à Mustapha, dans une petite maison blanchie à la chaux, un étage modeste au-dessus d’une ruelle qui descendait vers la mer.
Les enfants étaient grands, dispersés.
André travaillait au port, Jacques à la boucherie, Jean s’était engagé dans l’armée.
Eugénie, la plus jeune, aidait sa mère à tenir la maison.
Jacques Rigolle, lui, s’éloignait depuis des mois.
Il rentrait tard, parlait peu.
Un soir, il posa la main sur la table, sans la regarder.
« Meriem, je ne peux plus. »
« Plus quoi ? »
« Cette vie. Ce poids. J’ai trop vieilli ici. »
Elle resta muette.
Il ajouta, maladroitement :
« Il y a une autre femme. Plus jeune. Elle veut partir avec moi. »
Elle ne cria pas.
Elle se contenta de se lever, d’aller ouvrir la fenêtre.
Dehors, la mer étincelait, calme, indifférente.
« Alors pars, Jacques. Le vent t’aidera. »
C’était tout.
Les semaines suivantes furent silencieuses.
Elle rangea la maison, donna ce qu’elle pouvait, plia les vêtements des enfants partis.
Parfois, le soir, elle descendait jusqu’au port, s’asseyait sur un banc.
Le vent d’Alger n’était pas celui de Mostaganem : il venait de la mer, salé, froid, chargé d’odeurs de goudron et de sel.
Elle regardait les bateaux s’éloigner, pensait à tous ceux qu’elle avait perdus.
Jacques le jardinier.
Jacques le boucher.
Et entre les deux, tant de noms, tant de vies.
Elle souriait parfois, doucement, comme à une blague que seule elle aurait comprise.
Un matin d’hiver 1903, Eugénie la trouva assise près de la fenêtre, les mains posées sur ses genoux, le regard perdu dans la lumière.
Le feu s’était éteint depuis longtemps.
Sur la table, il y avait un vieux morceau de bois, poli par le temps — un éclat de planche, souvenir d’une maison disparue.
On inscrivit son décès dans le registre sous le nom de
Marianne Rigolle, dite veuve Tordjman.
Personne ne parla d’elle dans les journaux.
Mais dans la ville, ce jour-là, le vent se leva soudain, fort, violent, comme autrefois à Matamore.
Et ceux qui passaient dans la rue jurèrent avoir entendu, au détour des murs blancs,
le rire d’une femme,
le murmure d’une mer lointaine,
et le souffle obstiné de la vie.
💠 Fin du roman – Meriem (ou Marianne) Tordjman, née Bent Salomon, 1827–1903, fille du vent, mère de quatre fils et trois filles, témoin silencieuse d’un siècle de naissances, d’amours et d’exils.

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