Joséphine - Chapitre 1 — Colmar, 1853 : Le secret
L’hiver s’étirait sur Colmar.
Dans les ruelles étroites, le vent passait entre les colombages comme un souffle ancien, soulevant la poussière et le linge humide accroché aux fenêtres. Le ciel, gris et bas, semblait peser sur les toits.
Dans l’atelier de la fabrique, Joséphine Keyser avait les doigts rougis par le froid.
Elle n’avait que dix-sept ans, mais déjà le visage d’une femme qui a trop vu.
Ses gestes étaient précis, rythmés, presque mécaniques. Autour d’elle, les autres ouvrières bavardaient à voix basse, leurs chuchotements se mêlant au claquement des métiers.
— Tu as vu, murmura l’une d’elles, elle s’arrondit…
— C’est sûr… et sans mari, encore.
Joséphine baissa la tête, les joues brûlantes.
Elle savait. Les regards. Les murmures. Les jugements.
Mais au fond d’elle, il y avait cette certitude muette : elle ne regretterait pas.
Elle porterait cet enfant, quel qu’en soit le prix.
Le soir, elle rentrait chez ses parents, Sébastien Keyser et Marie-Anne Braun, installés à Colmar depuis peu.
La maison était modeste : un rez-de-chaussée sombre, un poêle qui peinait à chauffer, et l’odeur du linge mouillé qui séchait près du feu.
Son père, maçon, parlait peu. Sa mère la regardait souvent longuement, entre inquiétude et résignation.
Un soir, alors qu’elle recousait une chemise, sa mère lui dit doucement :
— Joséphine… tu ne pourras pas cacher cela longtemps.
— Je sais, maman.
— Et le père ?
Un silence.
Elle ne répondit pas. Le regard perdu dans la flamme vacillante, elle serra l’étoffe entre ses doigts.
Personne ne sut jamais qui était cet homme.
Peut-être un ouvrier de passage, un apprenti, un soldat.
Peut-être un amour d’un été, ou une promesse qui ne survécut pas à l’automne.
Quand l’enfant vint au monde, un 8 janvier 1854, la neige couvrait les toits de Colmar.
Elle l’appela Joséphine, comme elle.
Le grand-père déclara la naissance à la mairie, la tête basse, la voix ferme.
La jeune mère reprit le travail quelques semaines plus tard.
Son corps meurtri, son cœur partagé entre la honte et la tendresse.
Chaque soir, en rentrant, elle prenait le berceau de bois dans ses bras, effleurait le front de sa fille, et murmurait :
— Tu verras, mon ange… un jour, la vie sera plus douce pour toi.
Mais le destin, lui, n’avait pas dit son dernier mot.
Car trois ans plus tard, une seconde naissance viendrait bouleverser à nouveau sa vie.
Une autre petite fille, Marie-Louise, sans père déclaré, mais tout autant aimée.
Et dans les rues de Colmar, on parlait encore, on jugeait encore.
Mais Joséphine, à vingt ans, ne baissait plus la tête.
Elle avançait, droite, silencieuse, le regard tourné vers un avenir qu’elle ne devinait pas encore : celui d’une femme libre avant l’heure, et d’une mère courage qui allait, sans le savoir, fonder une lignée destinée à traverser les mers.
Chapitre 2 - Deux filles et des murmures

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