Joséphine - Chapitre 10 — Jean-Jacques, l’enfant de Colmar
Il avait cinq ans quand sa mère mourut.
Assez grand pour se souvenir de sa voix, pas assez pour en garder les traits.
Dans sa mémoire, Joséphine restait une présence diffuse — une odeur de linge chaud, un chuchotement, une main posée sur son front.
Après sa mort, la maison sembla s’être rétrécie.
Les rires s’étaient tus.
Son père, Jean Wiederhirn, ne parlait plus beaucoup.
Le matin, il partait tailler la vigne, la besace sur l’épaule, et le petit Jean-Jacques le suivait parfois, courant entre les rangs, les bottes trop grandes, le nez rougi par le froid.
L’enfant apprit vite que la vie d’un vigneron n’avait rien d’une chanson.
Les hivers gelés, les étés trop secs, les mains qui saignent à force de nouer les sarments.
Mais il aimait la vigne malgré tout — parce qu’elle sentait le père, la terre, et un peu la mère absente.
À l’école, il n’était pas le plus brillant, mais le plus tenace.
Il écrivait lentement, comme s’il voulait graver les mots dans la feuille.
Souvent, l’instituteur le regardait par la fenêtre, songeur : ce petit-là, disait-il, « a un sérieux d’adulte ».
À l’adolescence, il prit la place de son père aux champs.
Le dos voûté avant l’âge, les ongles tachés de terre.
Mais il trouvait dans le travail une paix qu’il ne trouvait nulle part ailleurs.
Les jours s’enchaînaient : taille, vendanges, pressoir.
Et le soir, en rentrant, il s’asseyait seul, écoutant le crépitement du feu, sans un mot.
Les années passèrent ainsi, simples, dures, honnêtes.
Son père vieillit.
Ses sœurs, elles, avaient pris d’autres routes : Marie-Louise vivait à Colmar, entourée de ses cinq enfants, et Joséphine, celle d’Algérie, envoyait parfois une lettre parfumée à l’eau de fleur d’oranger.
Jean-Jacques la lisait lentement, comme on boit une gorgée de soleil, et la rangeait aussitôt dans une boîte en bois.
En lui grandissait pourtant un autre appel.
Celui de partir, lui aussi.
Pas pour fuir, mais pour comprendre — ce besoin ancien d’horizons, hérité sans doute de sa sœur aînée et de cette mère qu’il n’avait pas eu le temps d’aimer.
Un soir de vendanges, il dit à son père :
— Je veux voir plus loin.
L’homme, les yeux dans la flamme, ne répondit pas.
Puis, au bout d’un long silence :
— Ta mère aussi regardait toujours au-delà des collines.
Alors va.
Il avait vingt-sept ans quand il quitta Colmar.
Dans sa valise, un peu de linge, un chapelet, et la photo de famille où sa mère tenait un nourrisson dans ses bras.
Le bateau partit du Havre, cap sur l’Amérique.
À bord, il resta des heures sur le pont, les mains crispées sur la rambarde.
Le vent lui piquait le visage, mais il souriait.
Il ne savait pas encore ce qu’il trouverait à Chicago, mais il sentait déjà que, quelque part, de l’autre côté de l’océan,
la lignée continuait son chemin.

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