Joséphine - Chapitre 11 — Chicago, le vin du souvenir
Le voyage dura des semaines.
La mer, immense et grise, semblait avaler le ciel.
Jean-Jacques passait des heures à regarder l’horizon, les mains serrées sur la rambarde du pont.
Parfois, la nuit, il croyait entendre la voix de sa mère dans le vent : un murmure, une berceuse oubliée.
Quand le navire entra dans le port de New York, il ne pensa pas à l’Amérique, mais à Colmar — à la terre sous ses ongles, au goût du vin jeune, à la maison silencieuse où il avait grandi.
Il franchit le contrôle d’Ellis Island sans un mot.
Sur le registre, il signa lentement :
Jean-Jacques Wiederhirn, Alsace, 27 ans.
Il prit ensuite le train vers Chicago, comme tant d’autres Alsaciens et Allemands avant lui.
La ville l’accueillit avec son vacarme de machines, ses odeurs de fumée et de charbon.
Ici, tout allait vite : les charrettes, les hommes, les saisons.
Mais sous cette agitation, il sentit la même pulsation que dans sa terre natale : celle des travailleurs qui se lèvent avant l’aube et ne comptent pas leurs heures.
Il trouva un emploi dans une brasserie tenue par un compatriote de Strasbourg.
Les barils, les tonneaux, l’odeur du malt et du houblon : tout cela lui rappelait les caves d’Alsace, les vendanges, les mains de son père.
Il s’y sentit à sa place, sans pourtant appartenir à ce monde.
Le soir, il logeait dans un quartier d’immigrés, près de Milwaukee Avenue.
Les voisins parlaient français, allemand, parfois anglais dans le même souffle.
Parmi eux, il y avait des ouvriers du bois, des charretiers, des boulangers.
Le dimanche, ils se retrouvaient autour d’une table, partageant du pain et un peu de vin importé d’Europe, ce vin trop cher mais chargé de souvenirs.
C’est dans cette petite communauté qu’il trouva un nouveau foyer.
Non pas une famille de sang, mais une famille d’exilés, unis par la nostalgie du même ciel.
On parlait des villages d’autrefois, des récoltes, des mères disparues.
Et chaque fois qu’il évoquait la sienne, Jean-Jacques sentait un nœud dans sa gorge.
Il disait simplement :
— Elle aimait la vigne. Elle est morte jeune.
Et tout le monde comprenait.
Les années passèrent.
Il devint contremaître, respecté, méthodique, silencieux.
Son accent ne le quitta jamais.
Il envoyait parfois un peu d’argent en Alsace, quelques lettres brèves : “Je vais bien. Le vin ici n’a pas le goût du nôtre.”
Il ne revint jamais.
Mais dans sa petite chambre, au-dessus du lit, il gardait accrochée une photo :
celle d’une femme assise sur le pas d’une porte, tenant un enfant endormi.
Sa mère.
Certains soirs, après le travail, il ouvrait une bouteille de vin d’importation.
Il en versait un peu sur le sol avant de boire, comme une offrande discrète, un salut à la terre qu’il avait quittée.
Le bruit de la ville grondait dehors, les trains, les sirènes, les usines.
Mais lui, dans son silence, portait la paix des vignes.
Et au fond de lui, il savait :
l’exil n’efface pas les racines. Il les prolonge.

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