Joséphine - Chapitre 3 — L’homme du vignoble
Le printemps de 1859 fut d’une douceur inhabituelle.
Les vignes autour de Colmar se couvraient de jeunes feuilles, et l’air sentait la terre mouillée et la promesse du vin à venir.
Joséphine, désormais âgée de vingt-trois ans, marchait souvent le long des champs après son travail. Elle aimait ce moment de silence, quand les ouvrières se dispersaient et que le jour tombait lentement derrière les toits.
Ce soir-là, elle le vit pour la première fois.
Un homme penché sur une rangée de ceps, les manches retroussées, les mains noircies de terre.
Il leva la tête, et leurs regards se croisèrent.
Un instant suspendu.
Pas un mot, juste ce léger hochement de tête, cette reconnaissance silencieuse de deux âmes simples et fatiguées.
Il s’appelait Jean Wiederhirn.
Vigneron comme son père, il vivait à quelques rues de là, dans une petite maison aux volets verts.
Il avait trente ans, un sourire timide, des yeux bruns pleins de bonté, et cette façon calme de parler qui apaisait tout autour de lui.
Ils se revirent plusieurs fois — d’abord par hasard, puis moins par hasard.
Il lui proposait de l’aider à porter un panier, elle refusait d’un signe de tête, puis finissait par accepter.
Les conversations se faisaient à voix basse, presque gênées, entre deux rangs de vignes ou sur le chemin du retour.
Un soir, alors qu’ils longeaient la Lauch, il lui demanda :
— Et ces deux petites filles… elles sont à vous ?
Joséphine hésita, puis répondit simplement :
— Oui. Elles sont tout ce que j’ai.
Il hocha la tête, sans jugement.
— Elles ont de la chance, murmura-t-il.
— De la chance ?
— Oui. D’avoir une mère courageuse.
Ces mots la bouleversèrent.
Personne ne lui avait jamais parlé ainsi.
Pas comme à une fille perdue, pas comme à une honte de la ville, mais comme à une femme digne d’amour et de respect.
L’été passa.
Jean venait parfois jusqu’à la cour, apportant un panier de raisins, une bouteille, ou juste un sourire.
Les enfants l’aimaient déjà.
La petite Joséphine grimpait sur ses genoux sans crainte, tandis que Marie-Louise, plus réservée, le regardait de ses grands yeux sombres.
Un dimanche, il frappa à la porte.
Son père, Sébastien, alla ouvrir.
Jean, le chapeau entre les mains, parla d’une voix ferme :
— Monsieur Keyser, je voudrais épouser votre fille.
Un long silence suivit. Puis un léger soupir.
— C’est un homme bien, dit la mère de Joséphine. Laisse-la donc être heureuse.
Le 18 février 1860, Joséphine Keyser devint Madame Wiederhirn.
Dans l’église de Colmar, les deux fillettes étaient là, serrées contre les jupes de leur mère.
Jean les regardait avec tendresse.
Ce jour-là, il fit bien plus qu’un mariage : il donna un nom, une famille, et un avenir à trois âmes qui n’en avaient plus.
Après la cérémonie, on partagea un repas simple. Du vin du pays, un peu de pain, des rires timides.
Dans la lumière dorée de l’après-midi, Joséphine sentit quelque chose qu’elle n’avait pas ressenti depuis longtemps :
la paix.
Pour la première fois, elle croyait que le bonheur pouvait durer.
Mais au loin, dans le vent qui passait sur les vignes, un pressentiment léger, presque imperceptible, venait déjà troubler le silence.
Le destin, lui, n’avait pas fini de l’éprouver.
Chapitre 4 - Les années heureuses

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