Joséphine - Chapitre 6 — Joséphine, la fille du silence
Après la mort de leur mère, la maison sembla s’arrêter.
Le poêle s’éteignit plus souvent.
Les rires des enfants s’étaient tus, remplacés par un silence dense, presque sacré.
Joséphine, l’aînée, n’avait que treize ans, mais dans son regard, on lisait déjà la gravité des adultes.
Elle aidait à tout : laver, recoudre, apaiser les plus petits.
Son père, Jean Wiederhirn, tentait de tenir, maladroitement, comme tous ces hommes veufs trop tôt.
Les journées de travail dans les vignes se faisaient longues, et le soir, en rentrant, il trouvait la table dressée, le feu allumé — la main discrète d’une enfant devenue femme.
La petite Marie-Louise, dix ans, suivait sa sœur partout.
Elles dormaient côte à côte, partageant la même couverture, les mêmes peurs, les mêmes rêves étouffés.
Parfois, dans la nuit, la cadette murmurait :
— Tu crois qu’elle nous voit, maman ?
Et l’aînée répondait doucement :
— Oui. Elle veille. Comme toujours.
Les années passèrent.
Jean ne se remaria pas.
Les deux filles grandirent, entre les rangs de vignes et les ruelles de Colmar, apprenant tôt à se débrouiller.
Joséphine, fine et brune, gardait le regard de sa mère, ce mélange de douceur et de force tranquille.
À dix-sept ans, elle entra comme ouvrière dans une fabrique de textile, comme sa mère avant elle.
Les gestes, les odeurs, le bruit des métiers à tisser — tout lui rappelait Joséphine Keyser, la jeune fille d’autrefois qu’elle n’avait presque pas connue.
Parfois, elle croyait sentir son parfum de savon et de lin, ou revoir sa silhouette penchée sur un berceau.
Mais dans son cœur brûlait un autre désir : partir.
Quitter Colmar, ce passé figé, ces pierres pleines de souvenirs.
Elle rêvait d’un ailleurs où elle pourrait recommencer, aimer, exister par elle-même.
Un jour, une amie lui parla de l’Algérie.
Des familles cherchaient des domestiques, des ouvrières, des femmes prêtes à tout recommencer.
On disait que là-bas, le soleil ne se couchait jamais tout à fait, que les champs sentaient l’oranger et la mer.
Elle réfléchit longtemps.
Son père, vieilli avant l’âge, ne dit rien quand elle lui annonça son départ.
Il hocha la tête, les yeux pleins de larmes qu’il ne voulait pas montrer.
— Ta mère aurait été fière de toi, souffla-t-il simplement.
Marie-Louise lui serra la main si fort qu’elle en eut mal.
Elles ne se reverraient sans doute jamais.
Quelques mois plus tard, Joséphine embarqua à Marseille.
Le bateau leva l’ancre.
Colmar s’effaça dans sa mémoire, remplacée par la lumière du sud, le sel, le vent.
Elle laissa derrière elle la vigne, la maison, la tombe de sa mère.
Mais dans sa valise, entre deux robes, elle avait glissé une photo usée :
celle d’une femme en robe sombre, tenant dans ses bras un bébé endormi.
C’était tout ce qu’il lui restait.
Et tout ce qu’il lui fallait pour continuer.
Chapitre 7 - Alger, la promesse d'un nouveau monde

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