Joséphine - Chapitre 7 — Alger, la promesse d’un nouveau monde


Quand elle quitta Colmar, Joséphine Wiederhirn n’avait guère plus de vingt et un ans.

Une jeune femme aux mains calleuses, au regard doux et décidé, qui laissait derrière elle les vignes de son enfance et la tombe d’une mère morte trop tôt.
Le bateau mit des jours à traverser.
Elle resta sur le pont, silencieuse, fixant la ligne d’horizon — ce fil invisible entre ce qu’elle quittait et ce qu’elle espérait trouver.

Quand le port d’Alger apparut enfin, baigné de lumière, ce fut comme un éblouissement.
La blancheur des maisons, le parfum d’oranger, le brouhaha des langues mêlées.
Tout semblait neuf, bruyant, vivant.
Joséphine trouva du travail à Mustapha, chez une famille française. Elle lavait, cousait, s’occupait des enfants, économisant chaque sou pour louer une petite chambre sur les hauteurs.

Pendant quelques années, elle vécut seule, fière et discrète.
Mais la vie, comme toujours, n’avait rien d’un chemin droit.
Elle tomba amoureuse. D’un homme de passage, ou peut-être d’un ouvrier comme elle.
Leur histoire ne laissa aucune trace dans les registres — seulement une conséquence silencieuse :
une grossesse, encore une fois sans nom paternel.

Le 17 mars 1877, elle donna naissance à un petit garçon : Charles.
Un bébé fragile, rieur, que Joséphine aimait d’une tendresse farouche.
Elle travaillait le jour, veillait la nuit, serrant contre elle ce fils qui lui rappelait tant la mère qu’elle avait perdue.
Mais la fièvre le prit, brutale, à huit mois.
Elle l’accompagna jusqu’au bout, impuissante, seule dans la chaleur de Mustapha.
Quand il mourut, le monde s’arrêta.
Elle avait vingt-trois ans et déjà le cœur d’une femme brisée.

Les années suivantes furent grises.
Elle travaillait toujours, la tête baissée, le dos voûté par la fatigue.
Et puis, un jour, la vie revint sous la forme d’un regard.

Il s’appelait Jean Brichnatz.
Un jeune Alsacien, comme elle, venu chercher en Afrique un travail et une seconde chance.
Dans le quartier de Mustapha, il bâtissait des maisons de pierre et de chaux pour les familles venues de France.
Solide, réservé, un peu taciturne, il dégageait une douceur tranquille, celle des hommes qui ont connu la dureté du monde mais pas la méchanceté.

Ils s’étaient d’abord croisés dans la rue, entre les murs blanchis par le soleil.
Puis il avait pris l’habitude de s’arrêter lui parler — quelques mots au détour d’une journée.
De Colmar, de la vigne, du froid.
Elle, de son travail, de ses petites économies, de ses souvenirs de la maison de son père.

Peu à peu, la confiance s’installa.
Deux déracinés qui, sans le savoir, s’apprivoisaient.

Mais la vie, toujours imprévisible, lui fit à nouveau traverser l’épreuve.
Un jour de septembre 1880, Joséphine mit au monde une petite fille, Eugénie.
Aucun père ne fut déclaré.
Encore une fois, elle affronta seule le regard des autres — cette jeune femme au ventre rond, cette “ouvrière sans mari”.
Mais Eugénie était sa joie, son souffle, son courage.

Quand Jean apprit la nouvelle, il ne s’éloigna pas.
Au contraire, il frappa un soir à sa porte, maladroitement, les mains pleines de pain et de raisin.
— On dit tant de choses, murmura-t-il. Moi, je vois juste une femme brave et un enfant qui a besoin d’amour.
Ce fut tout.

Il revint, souvent.
Il aidait, réparait, portait les seaux d’eau, sans jamais rien demander.
L’enfant s’attacha à lui.
Et un soir, en la berçant, Joséphine comprit qu’elle n’était plus seule.

Les mois passèrent.
L’affection s’enracinait, naturelle, simple, sans promesses ni grand discours.
Puis, à la fin de l’hiver, Jean lui demanda :
— Épouse-moi. Pour toi. Pour elle. Pour nous.

Le 5 mars 1881, ils se marièrent à Mustapha.
Une cérémonie modeste, dans une petite église blanche ouverte sur la mer.
Joséphine portait une robe claire, cousue par ses propres mains.
Eugénie, âgée de six mois, dormait contre son épaule.
Et sous le tissu léger, déjà, la vie battait : elle était enceinte de trois mois.

Le 9 septembre 1881, elle donna naissance à une autre fille, Joséphine,
une enfant forte et rieuse, qui portait à la fois le nom de sa mère et le reflet d’une paix enfin retrouvée.

Les soirs d’été, on les voyait sur le seuil de leur maison :
Jean, les mains couvertes de poussière,
Joséphine, un bébé dans les bras et une autre qui jouait à ses pieds.
Les volets ouverts laissaient entrer la lumière dorée du couchant et le parfum du jasmin.

Elle repensait souvent à Colmar, aux hivers froids, aux voix du passé.
Mais ici, à Mustapha, sous le ciel brûlant d’Afrique, la douleur s’était apaisée.
La fille sans père, la mère jugée, la jeune femme déracinée avait trouvé un foyer, un nom, et un amour solide.

Et tandis que ses deux petites filles s’endormaient côte à côte,
Joséphine songeait à celle qui l’avait précédée —
sa propre mère, morte à trente et un ans —
et murmurait tout bas, comme une prière :

“Cette fois, la vie continuera.”


Chapitre 8 – Sous le soleil de Mustapha

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