Joséphine - Chapitre 9 — Marie-Louise, la sœur restée au pays


Elle n’avait pas quitté Colmar.

Quand sa sœur embarquait vers l’Algérie et que leur frère rêvait d’Amérique, Marie-Louise choisit le pavé familier, les saisons des vignes, la rumeur douce des marchés. À 21 ans, elle se maria — un âge où l’on croit encore que la vie se laisse apprivoiser.

Son mari s’appelait Georges Voegelin. Il avait des mains sûres, l’allure des hommes qui travaillent sans bruit. Leur foyer s’installa non loin de la famille, à portée de pas de l’église et de la rivière. Les années, ensuite, furent pleines : cinq enfants vinrent rythmer la maison — Salomé, Barbara, Marie Caroline, Louise Marie et Marie Louise — autant de prénoms qui faisaient tintinnabuler la cuisine et courir les sabots dans la cour.

Marie-Louise avait ce courage silencieux des femmes d’Alsace : lever le feu à l’aube, ourler une chemise, surveiller la soupe, calmer une fièvre, recoudre un genou de pantalon. Entre deux lessives, elle jetait un œil à la fenêtre, comme pour s’assurer que le monde tenait encore debout — et il tenait, parce qu’elle tenait.

Parfois, une lettre arrivait d’Alger. Joséphine racontait la lumière et le jasmin, envoyait un mot pour les enfants, un souvenir de la mère dont elles portaient le prénom comme un talisman. Marie-Louise lisait à voix basse, puis repliait le papier avec une précaution de sacristie et le glissait dans l’armoire, entre deux draps. Elle ne disait pas qu’elle avait pleuré — personne ne pleurait à table quand il y avait des petites bouches à nourrir.

L’hiver, la maison sentait la cire et le bois. L’été, on étendait les draps sur la corde, les rires passaient par-dessus le mur des voisins. Les dimanches, on marchait jusqu’à la messe, enfants en file, mère droite, père attentif. Ce n’était pas une vie spectaculaire ; c’était une vie solide, cousue d’habitudes et de mains jointes, de cahiers d’écoliers et de sabots essuyés sur le seuil.

Et quand la nuit tombait, Marie-Louise pensait à la lignée : une mère morte trop tôt, une sœur partie sous d’autres cieux, un frère qui traverserait l’océan, et elle, ici, gardienne du foyer. Elle ne l’aurait pas formulé ainsi, mais elle savait : chaque famille a besoin d’un port. Et ce port, à Colmar, c’était elle.

Les enfants grandissaient. Les prénoms résonnaient différemment—Salomé entêtée, Barbara rieuse, Marie Caroline appliquée, Louise Marie qui chantonnait, la petite Marie Louise qui imitait sa mère devant le fourneau. Dans le reflet sombre d’une vitre, Marie-Louise apercevait parfois le visage de Joséphine, leur mère : même bouche ferme, même douceur au coin des yeux. La blessure d’hier devenait l’élan d’aujourd’hui.

Un soir, en rangeant l’armoire, elle retomba sur une vieille photo venue d’Alger : deux fillettes serrées l’une contre l’autre, un homme en chemise, une femme aux yeux calmes. Elle sourit. Là-bas, Eugénie et Joséphine grandissaient sous un soleil qu’elle ne verrait peut-être jamais. Ici, Salomé, Barbara, Marie Caroline, Louise Marie et Marie Louise remplissaient la maison d’un autre éclat. Deux rives, une même lignée.

Et Marie-Louise, sans bruit, poursuivit son ouvrage : tenir, transmettre, apaiser. À Colmar, on dit parfois que les femmes ne font que « s’occuper de la maison ». C’est faux. Elles tiennent le monde.


Chapitre 10 - Jean Jacques, l'enfant de Colmar

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