Les Aguilar : Chapitre 1 – Murla, le village


Le soleil se levait tôt sur Murla, allongeant les ombres des cyprès qui gardaient l’entrée du village. À cette heure matinale, l’air était encore frais, chargé des odeurs de terre humide et de fumée des foyers où les femmes faisaient chauffer la marmite.

Dans les ruelles étroites, pavées de pierres inégales, résonnaient déjà les pas pressés des journaliers. On entendait le claquement sec des sabots sur la pierre, le bruit sourd des mulets tirant des charrettes. Les enfants, encore ensommeillés, ouvraient à peine les volets en bois, laissant entrer une lumière éblouissante.

Les maisons, blanchies à la chaux, dégageaient une odeur mêlée de chaux vive, de linge humide et de pain chaud qui sortait du four du village. Parfois, un souffle de vent apportait les senteurs âcres des champs alentour : l’huile d’olive qui chauffait, les amandes concassées, la poussière sèche de la vigne.

José Aguilar Pino, la cinquantaine, avait déjà les mains noircies par le travail. Son dos se courbait sous le poids des jarres qu’il transportait pour un propriétaire de la vallée. À chaque effort, ses épaules craquaient, mais il avançait sans un mot, les yeux fixés sur le chemin pierreux. À ses côtés, les autres hommes plaisantaient parfois, mais souvent le silence s’imposait, brisé seulement par le cri des cigales.

Sa femme, Josefa Muñoz Rocher, s’activait près de la fontaine. Elle lavait le linge à coups de battoir, les bras rougis par l’eau froide, le dos courbé. Autour d’elle, les femmes échangeaient des nouvelles : un enfant malade, un mariage arrangé, la sécheresse qui menaçait encore cette année. Leurs voix formaient un murmure ponctué de rires brefs, couvrant le clapotis régulier de l’eau.

La faim planait souvent dans les maisons. On préparait des potages clairs où flottaient quelques pois chiches, on économisait la moindre galette. Pourtant, les dimanches apportaient une parenthèse. Les cloches de l’église tintaient avec force, leur son métallique résonnant dans toute la vallée. Les habitants, vêtus de leurs habits du dimanche, se retrouvaient sur la place. Les guitares sortaient des étuis, et une jota s’élevait, entraînant les jeunes dans la danse. Les rires éclataient, les enfants couraient derrière les chiens, l’air se remplissait d’odeurs sucrées : vin doux, pâtisseries au miel, oranges découpées.

C’était un monde simple, rude mais lumineux. On vivait au rythme des saisons, des travaux et des fêtes, sans imaginer que l’horizon puisse s’élargir au-delà des collines. Et pourtant, déjà, des rumeurs circulaient : des voisins parlaient de départs, de bateaux quittant Dénia ou Alicante pour des terres nouvelles de l’autre côté de la mer. On disait qu’en Algérie, récemment conquise par les Français, il y avait du travail pour tous.

Ces histoires, pour l’instant, semblaient lointaines, presque irréelles. Mais dans les veines de la famille Aguilar, sans qu’ils en aient conscience, commençait à battre l’appel de la mer.

Chapitre 2 : Le mariage de Maria Antonia

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