Les Aguilar : Chapitre 4 – Le départ et la mer
Le matin du départ, le ciel s’embrasait à peine derrière les collines. Dans la cour, le chariot de bois était prêt, chargé de quelques coffres, d’une marmite cabossée, de couvertures soigneusement pliées. Le grincement des roues semblait annoncer l’arrachement qui s’apprêtait à se jouer.
José, le père, resserra la corde qui retenait les maigres affaires. Ses mains calleuses tremblaient légèrement.
— « Voilà… tout ce que nous possédons tient là. » souffla-t-il.
Josefa, droite malgré ses cinquante ans, prit la main de son plus jeune fils, Antonio.
— « Viens, mon petit, monte près de moi. Tu seras en sécurité. »
Maria Antonia, vêtue de noir, posa un dernier regard sur la maison blanchie à la chaux. Ses yeux s’embuèrent.
— « Adiós, Murla… » murmura-t-elle.
Le jeune José, dix-neuf ans, marchait déjà à côté du mulet, impatient d’avancer.
— « Père, allons-y ! Si nous traînons, nous n’arriverons pas au port avant la nuit. »
Le chariot s’ébranla sur les pierres de la ruelle. Les sabots claquaient, les roues grinçaient. Aux fenêtres, des voisines regardaient en silence, croisant leurs doigts en signe de croix. Joaquina, assise à l’arrière, se retourna une dernière fois vers le clocher du village.
— « Mère… et si je ne le revoyais jamais ? »
— « Alors garde-le dans ton cœur, ma fille. » répondit Josefa d’une voix ferme, bien qu’elle-même étouffât ses sanglots.
La route jusqu’au port de Dénia fut longue et poussiéreuse. Le vent marin apportait une odeur salée, mêlée aux relents des orangers et de la terre sèche. Plus ils avançaient, plus la mer se dessinait, immense, bleue et inquiétante. Antonio écarquilla les yeux.
— « C’est… c’est elle ? »
— « Oui, » dit Maria Antonia en l’embrassant sur le front. « C’est la mer. »
Au port, une foule bruissait déjà : familles entassées, ballots de linge, cages à poules. Des enfants pleuraient, des hommes criaient les destinations. On embarquait pour Alger, Oran, parfois Marseille. Le bois des bateaux craquait, les voiles se gonflaient sous la brise.
José parla avec un marin, qui hocha la tête et indiqua la passerelle.
— « C’est le moment, » dit-il à sa famille.
Maria Antonia serra sa croix contre sa poitrine et posa un pied tremblant sur la planche menant au navire. Les enfants se pressaient autour de leur mère. Le jeune José aida Joaquina à monter, puis revint soutenir Antonio.
Quand tous furent à bord, le navire siffla, et un cri monta du port : « À Alger ! »
La mer s’ouvrit devant eux. Le roulis fit vaciller les corps. Josefa pria à voix basse, murmurant un rosaire. Antonio, effrayé, s’agrippait à sa sœur.
— « Maria, la mer bouge ! »
— « N’aie pas peur. Ferme les yeux et pense à demain. »
La nuit tomba, noire et infinie. Le navire avançait, ballotté par les vagues. Le vent fouettait les visages, la pluie s’invitait par bourrasques. Entre deux nausées, entre deux larmes, les Aguilar restaient serrés les uns contre les autres.
Et puis, à l’aube, une silhouette blanche apparut au loin. Alger. Ses maisons blanchies par le soleil se dressaient comme une promesse.
Maria Antonia posa sa main sur l’épaule de son frère José.
— « Regarde… C’est là que notre vie recommence. »

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