Les Aguilar : Chapitre 6 – Les premiers travaux à Bab El Oued

 


Les jours suivants furent un tourbillon. Alger n’était pas seulement une ville : c’était une marée de bruits, de couleurs, de langues qui s’entrechoquaient.

Le matin, les rues de Bab El Oued s’emplissaient de cris :
« Pan caliente ! » lançaient des boulangers espagnols.
« Frutas, naranjas ! » s’exclamaient d’autres vendeurs.
Plus loin, des voix en arabe vantaient les dattes, les épices et les tissus. Les sabots des mulets résonnaient sur les pavés, les enfants couraient derrière les charrettes.

José, le père, trouva bientôt à se louer comme journalier. Un contremaître français, moustache épaisse et casquette vissée sur la tête, l’arrêta un matin.
« Toi, l’Espagnol ! Tu sais porter des pierres ? »
« Toute ma vie, » répondit José d’une voix rauque.
Et dès lors, il rejoignit les ouvriers sur les chantiers, portant des sacs de chaux, soulevant des pierres pour bâtir les nouvelles maisons européennes.

Josefa, la mère, se joignit à d’autres femmes au lavoir public. Les battoirs claquaient, les éclaboussures d’eau rythmaient la journée. Elle frottait, essorait, battait le linge des familles françaises ou italiennes. Ses bras se couvraient de gerçures, mais son regard restait fier.
« Tant que mes enfants mangent, je tiendrai, » répétait-elle.

Maria Antonia, encore enveloppée de son deuil, fut sollicitée par une voisine italienne.
« Ragazza, viens m’aider à coudre. Je te paierai un sou par chemise. »
Maria accepta. Ses doigts s’usaient sur les aiguilles, ses yeux piquaient à force de veiller tard le soir, mais chaque pièce cousue rapportait de quoi acheter un peu de farine ou d’huile.

Le jeune José, dix-neuf ans, s’acharna au travail agricole près de Mahelma. À son retour, couvert de poussière, il racontait ses journées.
« Père, les terres sont immenses là-bas ! On dit qu’elles donneront plus que celles de Murla. »
« Si Dieu le veut, fils. Mais souviens-toi : la terre ne donne qu’à ceux qui la respectent. »

Joaquina, treize ans, aidait sa mère et Maria dans les tâches domestiques. Elle apprenait à porter l’eau sur sa tête, à marcher dans les rues bruyantes sans se perdre. Antonio, encore petit, suivait les grands, s’émerveillant devant les bateaux à vapeur qui crachaient leur fumée noire dans le port.
« Regarde, Maria ! Celui-là pourrait nous ramener en Espagne ! »
« Nous ne reviendrons plus, Antonio, » répondit-elle doucement. « Notre vie est ici maintenant. »

Le soir, dans leur logis exigu, la famille partageait un repas simple : un peu de pain, des légumes, parfois un morceau de poisson. Les murs blancs transpiraient l’humidité, le plancher grinçait, mais au-dehors, la musique d’une guitare venait souvent adoucir la nuit.

Un soir, alors que les enfants s’endormaient, José dit à voix basse :
« C’est dur, Josefa. Plus dur que je ne l’imaginais. »
Elle hocha la tête.
« Oui. Mais vois… ils sourient encore. Nous avons quitté la misère, mais nous n’avons pas quitté l’espérance. »

Maria Antonia, assise dans l’ombre, écoutait sans un mot. Dans son cœur, la douleur de Bartolomé restait vive, mais une certitude naissait : ici, malgré les privations, sa famille avait trouvé un nouveau souffle.

Chapitre 7 – Mariages, naissance et deuil

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