Les Aguilar - Chapitre 8 – Entre deux mondes
L’automne avait fini par s’effacer, laissant place à un hiver tiède et lumineux.
Dans le petit logement de Bab El Oued, la lumière du matin entrait par la fenêtre, caressant les murs blanchis à la chaux. Le cri d’un marchand de poissons monta de la rue :
— « Sardinas frescas ! »
Maria Antonia se redressa, la petite Marie Hélène endormie sur sa poitrine.
Elle se souvenait encore de la voix de son père, de sa dernière caresse sur le front du bébé. Parfois, quand la brise soufflait du port, elle croyait l’entendre murmurer son nom.
Jean-Benoît entra, les mains couvertes de poussière.
— « J’ai trouvé du travail pour la semaine. Une boutique rue Bab Azoun cherche un menuisier. »
— « C’est bien, » répondit-elle, un sourire timide aux lèvres.
Il la regarda un instant, attendri.
— « Tu as les mêmes yeux que le jour où je t’ai vue la première fois. Moins tristes, peut-être. »
Elle baissa la tête, rougissante.
Leur amour était simple, presque silencieux. Deux âmes réunies par le hasard d’un port, d’une langue mêlée, d’une mer traversée.
Les jours s’écoulaient entre le bruit des charrettes, les cris des enfants dans la rue, et le roulement lointain des vagues.
Maria Antonia passait ses matinées à coudre. Par la fenêtre ouverte, elle voyait les draps claquer au vent sur les terrasses voisines. L’odeur du savon et du linge humide emplissait la pièce.
— « Tu vois, petite, » disait-elle à sa fille en la berçant, « ici, tout est différent… même la lumière. En Espagne, elle était dorée. Ici, elle est blanche comme le sel. »
Parfois, elle descendait au marché, la fillette attachée dans un châle. Les marchandes l’appelaient la Francesa, parce qu’elle avait épousé un Français.
— « Francesa ! Achète mes figues, elles portent bonheur ! »
Maria riait, consciente d’appartenir désormais à deux mondes.
Le dimanche, la famille se réunissait encore chez Josefa.
José et Rita, les jeunes mariés, parlaient vite, mêlant espagnol et français.
— « Jean-Benoît travaille bien, » dit José. « On dit que les Français payent mieux. »
— « Peut-être, » répondit Maria en souriant. « Mais il faut leur parler sans peur, sinon ils vous oublient. »
Josefa écoutait en silence, les mains jointes.
— « Vous avez quitté Murla pour une vie meilleure. Ton père serait fier de vous. »
Un silence s’installa. Le vent fit tinter les volets. Dehors, les cloches de la cathédrale Saint-Philippe sonnèrent. Maria sentit les larmes lui monter, mais la petite remua dans ses bras, ramenant son esprit au présent.
Le soir, quand tout le monde dormait, elle sortait sur la terrasse.
D’en haut, elle voyait la mer noire, constellée de reflets d’huile. L’air portait une odeur d’algues et de charbon.
Jean-Benoît la rejoignit, posant sa main sur son épaule.
— « À quoi penses-tu ? »
— « À tout ce qu’on a laissé derrière nous… et à tout ce qu’on a encore à vivre ici. »
— « Tu ne regrettes pas ? »
Elle secoua la tête.
— « Non. Mais parfois, j’ai peur d’oublier l’Espagne. Le goût du pain chaud, les collines de Murla, la voix du père. »
— « Alors, raconte-les-moi, » dit-il doucement. « Ainsi, je les connaîtrai aussi. »
Elle lui sourit, émue. Leurs mains se cherchèrent dans la nuit.
Au loin, un navire levait l’ancre. Les sirènes du port résonnaient, lentes et graves.
Maria Antonia leva les yeux vers la mer.
— « Regarde, Jean-Benoît… D’autres partent, comme nous. Peut-être que là-bas, quelqu’un se souvient encore de nous. »
— « Et ici, quelqu’un vit grâce à toi, » répondit-il en désignant le berceau à l’intérieur.
La petite toussa, puis rit.
Et dans le silence de Bab El Oued, ce rire résonna comme une promesse — celle d’une nouvelle vie, enfin apaisée, entre deux rivages.

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