Marie - Chapitre IX — La chute et la mer
1877
L’hiver a laissé des dettes. Les clients paient en retard, les tonneaux ont tourné, et un mauvais lot de vin gâte les affaires. Les chiffres s’empilent sur les colonnes du registre, rouges au lieu d’être noirs.
— On peut encore tenir jusqu’à la Saint-Jean, dit Jean, sans y croire.
— On pourrait vendre l’arrière-salle, propose Marie.
— Et on couche où ? Sur les tonneaux ?
Ils rient tristement.
Une lettre du tribunal claque comme une gifle : faillite.
Jean s’assied, le dos contre la porte, et regarde Étienne qui pousse une charrette en bois de fortune.
— Je n’ai pas su, murmure-t-il.
— Tu as essayé, dit Marie. C’est déjà beaucoup.
Le soir même, un voisin entre sans frapper. C’est le coiffeur de la rue Lafayette, celui qui signe sur les papiers quand il faut un nom. Il parle bas.
— Il y a des départs, vous savez. Des familles qui s’embarquent. Pour l’Algérie. On dit qu’on y recommence tout.
— Tout recommencer ? répète Jean.
— On n’a plus rien à perdre, répond Marie.
Ils marchent jusqu’au port, le lendemain, juste pour voir. Les amarres grincent, les cordages dessinent des arcs dans le ciel. Des femmes serrent des paniers, des hommes portent des caisses avec des noms de villes et de promesses : Oran, Alger, Bône.
Étienne pointe du doigt une mouette, éclate de rire.
— C’était comment, la mer, quand tu étais petite ? demande Jean.
— Je ne l’avais jamais vue, répond Marie. La seule mer chez nous, c’était le vent sur les champs.
Ils se regardent longtemps, sans parler, puis Jean hoche la tête.
— On part.
— On part, dit Marie.
Les voisins viennent aider à plier le peu qu’ils emportent : du linge, un couteau de cuisine favori, les papiers, l’oiseau de bois caché dans un torchon.
— Tu prends ça ? demande Jean, surpris.
— On n’abandonne pas ses fantômes, répond-elle doucement. Sinon, ils nous rattrapent.
Le jour de l’embarquement, Étienne refuse de lâcher la main de sa mère. Le pont craque sous leurs pas, la ville recule lentement, les toits de Marseille deviennent une ligne claire. Le vent sent le sel et la promesse.
— Tu as peur ? demande Jean.
— Oui, dit Marie. Mais j’ai plus peur de rester.
Elle se tourne vers l’eau, profonde et mobile.
— Si la mer nous prend, au moins ce sera pour avancer.
La côte s’efface. La nuit tombe. Le navire glisse, obstiné, vers l’autre rive.
Épilogue — La lumière blanche

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