Meriem - Chapitre 1 — Le vent de Matamore


Mostaganem, 1842.

La ville s’étirait entre la mer et le plateau, accrochée à ses remparts de pierre claire.
Le vent descendait du sud, chaud, chargé de poussière.
Il entrait dans les ruelles, s’infiltrait dans les maisons, soulevait les tissus aux fenêtres.
À Matamore, le quartier du vent, tout vibrait : les volets, les palmiers, les voix.

Meriem avait seize ans.
Elle vivait seule avec sa mère dans une maison modeste, à flanc de colline.
Depuis la terrasse, on voyait le port et les toits plats des casernes françaises.
Sa mère lui interdisait d’y descendre.

« Là-bas, ce n’est plus notre monde. »
Mais la curiosité était plus forte.


Un matin, elle prit le prétexte d’aller chercher du fil au marché.
Le vent soufflait fort, poussant les odeurs de la mer jusqu’au plateau.
Au détour d’un sentier, elle aperçut un jardin : des rangées d’orangers, de figuiers et de fleurs plantés avec soin autour d’une petite maison de planches.
Un homme y travaillait, torse nu, la peau cuivrée, le dos trempé de sueur.
Il redressait les pierres d’un muret, sifflotant un air inconnu.

Elle resta cachée derrière un mur, fascinée.
Jamais elle n’avait vu un homme comme lui.
Il n’avait ni l’uniforme d’un soldat, ni la raideur des officiers.
Il bougeait lentement, avec douceur.
Tout, dans sa manière de toucher la terre, semblait calme, sûr.

Puis il leva la tête.
Leurs regards se croisèrent.
Il la vit.

« Tu t’es perdue ? » demanda-t-il, en français.
Elle ne répondit pas.
Il fit quelques pas vers elle, essuya son front avec le revers de la main.
« Tu comprends ? »
Elle hésita, puis murmura :
« Oui… un peu. »
Il sourit.
« Alors tu sais que je ne vais pas te manger. »

Elle éclata de rire, malgré elle.
Le vent emporta le son comme un secret.


Il s’appelait Jacques André Teyssonnier.
Jardinier de la garnison, originaire de Montélimar.
Il vivait seul ici, dans une baraque qu’il avait bâtie de ses mains, entre la forge et la mer.
Chaque jour, il entretenait les jardins du commandement, puis rentrait le soir, seul, au milieu de ses plantes.

Les jours suivants, Meriem revint.
Toujours au même endroit, toujours à la même heure.
Elle lui apportait parfois une miche de pain, un peu de lait, ou un panier de dattes.
Il faisait semblant de s’étonner.
« Pour moi ? »
« Pour la terre. »
« Alors je la partagerai avec toi. »

Elle entrait un peu plus chaque fois.
D’abord dans la cour.
Puis sous l’auvent.
Puis un soir, dans la maison.


La baraque sentait le fer chaud, la mer, et la résine.
Sur la table, il y avait un morceau de pain, une lampe à huile, un bouquet de jasmin posé dans une boîte de conserve.
Meriem s’assit sur le banc, les mains serrées sur ses genoux.
Jacques versa un peu d’eau dans un bol ébréché.

« Tu n’as pas peur ? » demanda-t-il.
« Non. »
« Même d’être vue ici ? »
« On me voit déjà. »
Il la regarda longuement, sans oser s’approcher.
Puis, lentement, il tendit la main vers elle.
« Si tu veux, je t’apprendrai à planter un arbre. »
« Et si je veux seulement le regarder pousser ? »
« Alors tu restes. »


Les semaines passèrent.
Elle venait chaque soir, au moment où les soldats descendaient au port.
La lumière du couchant traversait la baraque comme un feu doux.
Parfois ils parlaient, parfois non.
Il lui racontait la Provence, les champs de lavande, le goût du raisin mûr.
Elle lui parlait du vent du plateau, des pierres qui chantent quand on les frappe.

Un soir, il posa sa main sur sa joue.
Elle ne bougea pas.
Tout était simple, évident, comme si cela avait toujours dû arriver.


L’hiver arriva tôt cette année-là.
Le vent soufflait si fort que la baraque tremblait.
Meriem ne rentra pas chez elle.
Sa mère ne revit jamais sa fille.

Dans la maison de bois, le feu brûlait dans la forge.
Jacques dormait, le bras posé sur elle.
Meriem, les yeux ouverts, écoutait son souffle.
Sous sa main, sur son ventre, elle sentit une chaleur nouvelle, un mouvement léger.

Elle comprit alors.
Un sourire lui échappa, mince, effrayé, lumineux.
Elle posa la main sur la poitrine de Jacques, sentit battre son cœur contre le sien.

« Maï, » murmura-t-elle.
L’eau. La vie.


Chapitre 2 - La maison du vent

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