Meriem - Chapitre 2 — La maison du vent
Le matin, quand elle ouvrait la porte, la mer était là.
Bleue, éclatante, vivante.
Le vent du plateau descendait dans la cour, faisait tinter les outils de la forge et frémir les feuilles des orangers.
C’était une maison pauvre, faite de planches et de poussière, mais c’était désormais leur maison.
Meriem n’avait pas dix-sept ans.
Jacques en avait vingt-huit.
Entre eux, il n’y eut ni promesse ni cérémonie, seulement la certitude tranquille d’appartenir l’un à l’autre.
Les femmes du quartier la regardaient passer en silence, les hommes faisaient semblant de ne pas la voir.
Mais elle marchait droite, la tête haute, le panier sur la hanche.
Les premiers mois furent durs.
La forge grondait la nuit, la pluie s’infiltrait par le toit.
Quand la mer se fâchait, on entendait les vagues jusque dans les murs.
Mais Jacques riait toujours.
« Ce n’est pas une maison, disait-il, c’est un navire. Et tu es ma voile. »
Elle répondait en riant :
« Alors tâche de ne pas chavirer. »
À l’automne 1843, un cri d’enfant déchira la baraque.
Leur premier fils venait de naître.
Jacques le prit dans ses bras avec maladresse, le visage tremblant d’émotion.
« Il s’appellera André », dit-il.
« Comme toi ? » demanda Meriem.
« Non. Comme nous. »
Il courut à la mairie, déclara la naissance.
Sur l’acte, le greffier écrivit :
“Né d’André Teyssonnier, jardinier, et de Marianne Salomon, sans profession.”
Un simple trait d’encre lia désormais deux mondes que tout séparait.
Les années passèrent.
Le vent se fit familier, la mer complice.
En 1845 naquit Jacques, un garçon aux yeux sombres, silencieux comme sa mère.
Puis, en 1848, Jean, le plus fragile, qui toussait souvent et dormait contre elle dans un drap de laine.
La forge résonnait du matin au soir.
Jacques travaillait pour l’armée, réparait les charrues, entretenait les jardins du commandement.
Meriem cultivait derrière la maison des rangées de fèves et d’oignons, entretenait les outils, lavait, berçait, chantait.
Le soir, elle s’asseyait sur le seuil, un enfant sur chaque genou, et regardait la mer se fondre dans la lumière rouge du couchant.
C’était la paix, fragile, mais réelle.
Les voisins commençaient à murmurer.
Certains voyaient en eux une curiosité, d’autres un scandale.
Un colon français vivant avec une “indigène”, sans mariage ni prêtre ni rabbin ?
Mais Jacques s’en moquait.
Il répondait toujours :
« Nous n’avons pas besoin qu’un homme nous dise qu’on s’aime. »
Meriem, elle, se taisait.
Elle savait que leur bonheur tenait à un fil.
Et que le vent, qui donnait la vie, pouvait aussi tout emporter.
À la fin de 1850, Jacques tomba malade.
Une toux sèche d’abord, puis des fièvres, des vertiges.
Il continuait à travailler malgré tout, les mains tremblantes sur le marteau.
Un soir, il s’écroula près de la forge.
Meriem l’aida à rentrer, l’installa sur le lit.
Le feu brûlait dans l’âtre, le vent sifflait dans les planches.
« Meriem… » murmura-t-il.
« Je suis là. »
« Promets-moi… que tu resteras. Avec les enfants. Et avec celui qui viendra. »
Elle le fixa, bouleversée.
« Comment le sais-tu ? »
« Je le sens. Dans ton regard. »
Il sourit faiblement.
« Tu vois, même le vent me l’a dit. »
Il mourut quelques jours plus tard, à trente-six ans.
Le matin, le silence était si lourd que même la mer semblait s’être tue.
Meriem resta là, assise près de lui, la main posée sur son ventre.
Une nouvelle vie grandissait déjà, là, au creux de son deuil.
« Tu ne pars pas vraiment », murmura-t-elle.
« Je te garderai dans chacun de nos enfants. »
Dehors, le vent soufflait.
Il emportait la poussière, les souvenirs, et le nom d’un homme qui, pour la première fois, avait osé aimer une fille du vent.
Chapitre 3 — La route de Mascara

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