Meriem - Chapitre 3 — La route de Mascara


Le 21 mars 1851, le vent se leva avant l’aube.

Il entra par les fentes du toit, fit claquer la porte et s’engouffra dans la forge, comme s’il voulait réveiller la maison.
Meriem, épuisée, sentit une douleur lui traverser le corps.
Le travail commençait.

Elle accoucha seule, dans la pièce où Jacques était mort quelques mois plus tôt.
Le cri du nouveau-né résonna contre les planches.
Un garçon.
Elle le serra contre elle, le cœur tremblant.

« André-Marie, » murmura-t-elle.
« Tu porteras son nom, et le mien. »


Le lendemain, elle prit le chemin de la mairie, le bébé enveloppé dans un drap.
L’officier, un jeune homme impatient, griffonna sans lever les yeux :

« Né de Marianne Salomon Truchman, sans profession. »
Le nom avait glissé, écorché.
Truchman, Tordjman, Turgeman — il n’entendait que des sons étrangers.
Elle voulut protester, puis se tut.
À quoi bon ?
Personne, ici, ne savait vraiment qui elle était.


Quelques mois plus tard, une affiche fut clouée sur la porte de la maison.
Vente publique par adjudication.
Meriem la lut sans comprendre tout de suite.
Puis elle vit les mots : forge, cour, sept pièces, route de Mascara.
C’était la leur.
La maison de Jacques.
Leur vie entière, écrite sur un papier qu’un commissaire viendrait bientôt lire à haute voix.

Le 12 février 1852, la vente eut lieu.
Des hommes en uniforme, des civils, des voix qu’elle ne connaissait pas.
Le marteau tomba, sec, sans appel.
La maison fut vendue.

Ce soir-là, Meriem prit ses quatre fils — André, Jacques, Jean et le petit André-Marie — et ferma la porte pour la dernière fois.
Elle glissa dans sa poche un petit éclat de bois du mur, souvenir de la main de Jacques.
Puis elle marcha.


La route vers Mascara traversait les collines arides.
Les garçons suivaient, fatigués, silencieux.
Le plus grand portait une couverture, le second tenait la main de sa mère.
Le vent soufflait fort, soulevant la poussière autour d’eux comme un voile.

Au loin, on distinguait déjà les toits de la ville.
Mascara, la cité des sources, des marchés et des armées.
Une autre Mostaganem, plus rude, plus sèche, mais où l’on pouvait recommencer sans être vue.

Meriem arriva au crépuscule.
Elle trouva refuge près du quartier des marchands, dans une petite pièce qu’une veuve juive accepta de lui louer.
La femme la regarda longuement avant de dire :

« Tu viens de la mer. On le sent à ton regard. »
Meriem hocha la tête.
« Et toi, tu viens du vent. Tu survivras. »


Les jours reprirent, différents.
Elle lavait le linge des soldats, aidait parfois à la boulangerie, s’occupait des enfants.
Les gens l’appelaient “Marianne”, “Mériam”, “la veuve du jardinier”.
Le nom changeait, mais le regard restait le même : celui d’une femme étrangère qui travaillait trop, parlait peu et ne se plaignait jamais.

Le soir, elle racontait aux garçons des histoires de Mostaganem.
Le figuier derrière la forge, la mer au loin, le rire de leur père.
André, le plus grand, demandait :

« Il reviendra ? »
Elle posait un doigt sur ses lèvres.
« Non. Mais il est dans le vent. Quand tu l’entends, c’est lui. »

Et alors, dans le silence, les enfants tendaient l’oreille.
Au dehors, le vent de Mascara soufflait sur les collines.
Et pour un instant, il semblait en effet que Jacques Teyssonnier n’était pas tout à fait parti.


Chapitre 4 - Le boucher et la mer

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