Meriem - Chapitre 4 — Le boucher et la mer


Mascara, 1854.

La ville vibrait de bruits : marteaux, voix, sabots, appels du marché.
Entre les ruelles étroites, les odeurs se mêlaient — épices, cuir, viande, poussière chaude.
C’est là, un matin, que Meriem croisa Jacques Rigolle, le boucher du quartier français.

Il portait un tablier taché de sang, un grand couteau à la ceinture et un regard clair, presque doux malgré son allure rude.
Il s’arrêta quand elle passa, le panier à la main, un enfant sur la hanche.

« Tu veux du travail ? » demanda-t-il simplement.
« J’en ai déjà. »
« Pas assez, à voir tes mains. »

Elle leva les yeux, prête à s’offusquer, mais il souriait.
Un sourire franc, sans pitié ni condescendance.

« J’ai besoin de quelqu’un pour m’aider à laver, à tenir le compte des bêtes. »
« Et mes enfants ? »
« On trouvera de la place pour eux. »


Les jours suivants, elle vint.
Elle balayait la boutique, lavait les couteaux, portait l’eau.
Les clients la regardaient avec méfiance, mais Jacques Rigolle s’en moquait.

« Elle travaille mieux que vous tous, » disait-il en riant.

Le soir, il la raccompagnait jusqu’à la petite cour où elle vivait avec ses fils.
Peu à peu, il resta plus longtemps sur le pas de la porte.
Il lui parlait de son enfance en France, de la campagne, des troupeaux, du goût du vin.
Elle, de la mer, du vent de Mostaganem, du jardin qu’elle avait perdu.

Un soir, il osa lui dire :

« Tu n’es pas faite pour être seule, Meriem. »
Elle détourna le regard.
« J’ai déjà eu une maison. Et un mort. »
« Alors laisse-moi t’en offrir une autre. Et une vie. »


Ils s’installèrent ensemble quelques mois plus tard.
Lui, solide, rassurant, patient.
Elle, méfiante d’abord, puis apaisée.
Les enfants l’appelèrent bientôt “Jacques”, sans autre distinction.
Il les nourrissait, les habillait, leur apprenait à couper la viande, à porter les paniers, à compter les pièces.

« Ce ne sont pas mes fils, mais je les élèverai comme les miens, » disait-il.
Et il le fit.


En 1855, leur premier enfant commun vit le jour : Anna, petite fille vive et souriante.
Pour la première fois depuis longtemps, Meriem rit sans crainte.
La maison sentait la soupe, la cire, la vie.

Deux ans plus tard naquit Théodore, puis Eugénie en 1859.
Leurs cris emplissaient la maison, leurs rires couvraient le bruit des couteaux.
Le soir, Jacques s’asseyait sur le seuil, les enfants autour de lui.

« On a fait du chemin, hein ? » disait-il.
« Oui, » répondait Meriem doucement.
« Le vent nous a portés jusque-là. »


Les années s’écoulèrent ainsi, tranquilles.
Meriem vieillissait avec grâce.
Ses cheveux s’éclaircissaient, ses gestes restaient précis.
Elle n’était plus la jeune fille de Matamore, ni la veuve de la forge, mais une femme debout, entourée de huit enfants.

Parfois, quand le vent soufflait sur la ville, elle fermait les yeux.
Elle revoyait la mer, la baraque, le jardin de Jacques Teyssonnier.
Et dans un souffle, elle murmurait son nom, pour ne pas qu’il disparaisse.


Chapitre 5 Le dernier hiver

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